À l’ombre du prestige de Safran, Airbus, Boeing, Dassault ou Ariane, les ouvriers de Toray Carbon Fibers Europe dans le bassin de Lacq endurent des conditions de travail éprouvantes. L’usage de ce matériau composite est pourtant en plein essor, grâce aux économies de CO2 qu’il permet.
Vu depuis le Salon de l’aéronautique du Bourget, un long-courrier d’Airbus ou un avion de combat de Dassault ressemble à un joyau dont l’éclat technologique rehausse l’élite politique venue s’en approcher.
Mais dans les ateliers des usines Toray qui fabriquent la fibre de carbone destinée à leur carlingue et à leur voilure, le prix à payer pour cette prouesse est lourd de fumées toxiques.
Le groupe japonais, un des plus gros producteurs mondiaux de ce matériau composite, léger et très résistant, exploite deux sites dans le complexe de Lacq (Pyrénées-Atlantiques). Ils fournissent les grands noms de l’aérospatiale : Safran, Airbus, Boeing, Dassault, Ariane ainsi que des entreprises de l’énergie, de l’automobile, du génie civil, du sport et des loisirs.
À l’ombre du prestige de ces géants industriels, les ouvriers et les ouvrières de Toray Carbon Fibers Europe endurent des conditions de travail particulièrement éprouvantes : notamment une chaleur intense et l’exposition à des substances dangereuses, dont beaucoup de produits cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (CMR).
Leur employeur a plusieurs fois été pris en flagrant délit de non-respect des règles de protection des personnels. En 2017, l’inspection du travail a failli faire fermer le site d’Abidos, une mesure coercitive extrêmement rare. La raison ? L’absence de protection respiratoire collective à proximité d’un bain-marie de fûts de produits reprotoxiques (le chemitylen) et CMR (le diméthylformamide), où aucune fiche de poste n’indiquait aux salarié·e·s comment se protéger.
C’est une « situation dangereuse avérée pour les travailleurs concernés », a ainsi écrit l’inspecteur du travail dans une demande d’établissement de plan d’action, le 23 octobre 2017, consultée par Mediapart. Car les substances en question peuvent pénétrer l’organisme humain par inhalation et contact cutané. À proximité de ce bain de résine, aucun gant n’était disponible.
Lors de la même visite, le fonctionnaire observe un défaut de protection concernant l’acide cyanhydrique (le HCN), un produit gravement toxique qui peut être mortel à partir d’une certaine dose. Les intoxications au HCN peuvent provoquer des troubles neurologiques (vertige, confusion, gêne respiratoire), mais aussi sensoriels, digestifs, des irritations oculaires et des atteintes thyroïdiennes.
Pour ces raisons, cette substance fait l’objet de deux valeurs limites d’exposition professionnelle : 2 particules par million (ppm) de valeur moyenne d’exposition (VME) et 10 ppm de valeurs limites court terme (VLCT). Or lors de sa venue, l’inspecteur du travail découvre que les seuils d’alerte sont trop élevés. L’alarme ne commence à sonner qu’à partir de 5 ppm, puis à 10.
« Ainsi, quand la deuxième alerte retentit, synonyme d’évacuation de la zone de travail, l’inhalation d’une dose importante est déjà réalisée », écrit l’agent de l’État. C’est d’autant plus inquiétant qu’à proximité d’un poste exposé au HCN, les aspirations collectives sont « non conformes ». De plus, « le masque à adduction d’air utilisé en cas d’intervention est relié à une source d’air, mais à certains endroits, l’opérateur ne peut se relier en raison de l’éloignement de la source ».
Le même courrier s’inquiète de l’absence d’information sur la dangerosité des produits et sur les précautions à prendre en de multiples endroits de l’usine. Sur 120 points de captage de l’air, seuls une douzaine sont conformes.
Un an plus tôt, une autre inspectrice du travail met en demeure Toray de vérifier les installations de ventilation sur son autre site, à Lacq, compte tenu des situations inquiétantes répertoriées dans un long courrier à la direction de l’usine, lu par Mediapart. Et menace l’employeur de poursuites pénales et civiles tant les écarts sont graves vis-à-vis de la réglementation sur la prévention des risques.
Les valeurs limites sont en dépassement « systématique » pour l’acrylonitrile, matière première de la fibre de carbone, et CMR reconnu. Des dépassements compris entre 136 % et 473 % de la valeur limite court terme ont été mesurés.
« Pour autant aucun arrêt des activités exposantes n’a été décidé », alerte l’inspectrice, qui ajoute que le « risque cancérogène et reprotoxique de l’acrylonitrile n’est pas mentionné par le document unique d’évaluation des risques professionnels, alors même que les quantités en jeu sont très importantes (350 tonnes par semaine) ».
Le danger cancérogène d’autres substances (cupferron, daifree) n’apparaît pas non plus dans le document. Plusieurs étiquetages sont rédigés en anglais, et donc potentiellement non compréhensibles par les personnels. Les quantités mesurées de formaldéhyde (cancérogène et mutagène) et d’ammoniac sont très importantes. Certains postes ne disposent d’aucune fiche de poste. Il n’y a pas assez de gants en stock, pas de bottes de sécurité résistantes aux produits chimiques.
« Des fumées bleuâtres, denses, compactes »
La plupart de ces dysfonctionnements ont été résolus, en juin 2019. Certaines ventilations ne sont toujours pas conformes, ou trop éloignées de la source d’émission, mais semblent être devenues très minoritaires. Pourtant des problèmes importants demeurent, décrit un salarié du site de Lacq : au quotidien, les contacts avec le HCN sont permanents.
Les doses sont faibles, en dessous des seuils, mais constantes. Dans un atelier, un bac de produits dégage « des fumées bleuâtres, denses, compactes », et « on ne sait pas ce qu’il y a dedans ». Le moteur censé l’aspirer semble défectueux. Aucune information claire n’est fournie au personnel sur la conduite à tenir pour se protéger.
Par ailleurs, cet opérateur décrit une chaleur inhumaine dans l’enceinte de l’usine, au-dessus de 40 °C, voire de 50 °C. En certains endroits, à proximité des immenses fours qui chauffent les fils de fibre de carbone, la température peut monter jusqu’à 70 °C ou 80 °C.
Les salarié·e·s n’ont pas besoin de s’y rendre tous les jours mais peuvent, en cas d’alerte, être obligé·e·s d’y rester jusqu’à une heure. Pour se protéger, des gilets équipés de poches pour y glisser des plaquettes refroidissantes de glacière sont proposées. Mais elles ne sont d’aucune efficacité, selon cet ouvrier.
La CGT fait remarquer qu’à la fin de la ligne de production, là où le processus de bobinage de la fibre requiert de la fraîcheur, la température n’est que de 20 °C. Et demande pourquoi cette température n’est pas obtenue dans le reste de l’atelier. À ce sujet, l’inspection du travail n’a pas encore été en mesure de vérifier les actions mises en place par l’employeur.
Des salarié·e·s des deux sites de Toray sur le bassin de Lacq rencontré·e·s par Mediapart décrivent des conditions de travail dures et des accidents entraînant parfois de lourdes séquelles sur leur santé. Ces témoignages ont été recueillis sous le strict sceau de l’anonymat, en raison de la peur de représailles.
La culture du secret semble forte au sein du groupe. En 2016, lors de sa visite sur un site de Toray à Lacq, l’inspection du travail avait découvert que les badges d’accès des membres du CHSCT (comité hygiène et sécurité, réunissant des représentant·e·s du personnel) avaient été bloqués par la direction dans l’attente de la signature d’un accord de confidentialité, posant « un principe très large de non-divulgation et de secret absolu de toutes les informations relatives aux procédés de fabrication ». Cette mesure a été levée à la suite de la dénonciation d’un délit d’entrave par la fonctionnaire. Mais la pression sur l’expression publique des personnels reste forte.
Un homme raconte avoir été hospitalisé après avoir inhalé une substance non identifiée. « Je me suis senti mal, j’avais envie de gerber. On m’a emmené au vestiaire, c’était comme si j’étais bourré. À l’hôpital, je suis resté sous surveillance et sous oxygène pendant trois jours. J’étais tout jaune. Le blanc de mes yeux était jaune. » Une fois sorti, « je marchais comme un vieux. Je ne pouvais pas porter une bouteille d’eau. Bouger une chaise m’épuisait ».
Il se remet lentement, décrit-il, mais pas complètement. L’accident du travail a été reconnu. Il dit avoir connu de grandes quantités de HCN dans l’atmosphère de l’atelier, jusqu’à 40 ppm. « Maintenant, c’est beaucoup moins. » Employé sur le site depuis plus de vingt ans, il dit que « les combinaisons, les masques, les gants : on ne les mettait pas avant. Ce sont les jeunes qui nous ont dit qu’il fallait s’équiper. Ça nous a fait réfléchir ».
Un ancien salarié, licencié par Toray, parle de cinq personnes intoxiquées au HCN en 2014 et hospitalisées. « Aucun n’a voulu se mettre en arrêt maladie. » Lui-même raconte avoir été évacué par les pompiers après avoir reçu une projection contenant de l’acrylonitrile sur le bas-ventre et les jambes.
Un autre salarié ajoute : « Même quand il n’y a aucun problème, après huit heures à l’usine, on pue, on a mal à la tête, mal au ventre. L’eau de la douche, nos serviettes puent une odeur chimique. Quand je rentre chez moi, je prends trois douches, je sens encore le produit dans ma bouche. »
Dans l’usine, il dit avoir vu « un opérateur porter une ceinture pour le dos pour ne pas se mettre en arrêt maladie, alors qu’il devait déplacer une bobine de fibre de carbone de 220 kilos. Au début que j’étais là, fallait demander l’autorisation pour aller manger. Ils font rentrer des mecs sans qualification dans les tours à 60 °C. Ils y restent 30 minutes s’ils travaillent bien. J’ai toujours refusé de le faire ». Ce qui le choque le plus, « c’est que la productivité passe avant la sécurité ».
Un autre raconte : « On m’a demandé de rentrer dans un four à 90 °C, sans attendre qu’il refroidisse. Heureusement, j’ai vérifié la température au thermomètre. J’ai refusé d’y aller. J’ai dit :“Tu m’as pris pour un plat de pâtes ?” Il y a des gens qui y sont déjà allés. Leurs semelles ont fondu. »
Un collègue : « Il y a un ou deux mois, il y a eu un dégagement de protoxyde d’azote, le gaz hilarant. On n’a pas été évacués. » Il dit aussi : « Des fois, tu te vides aux toilettes, comme si tu avais la gastro. » Tous décrivent un turn-over important, des cadences de travail qui s’accélèrent et beaucoup de démissions.
Dans le cadre de cette enquête, Mediapart a envoyé une dizaine de questions à Toray (à retrouver sous l’onglet Prolonger). Le chargé de communication du groupe a adressé le message suivant : « Les points que vous soulevez dans votre courriel ci-dessous sont bien évidemment pris en compte par notre société et vérifiés par les services de l’État (DREAL, DIRECCTE) au travers d’inspections régulières. Ces inspections régulières confirment qu’à ce jour nous respectons les réglementations en vigueur. Nous vous laissons apprécier de l’utilité de vous rapprocher des services de l’État compétents en la matière. Comme le dispositif réglementaire l’exige, notre personnel est impliqué dans nos démarches de prévention et informé des résultats en totale transparence, au même niveau que les services de l’État. ».
Pour Jean-Michel Poupon, élu CGT au CHSCT d'Air Liquide et à ce titre membre de la commission de suivi des ites (CSS), « la particularité des sites de Toray, c’est qu’on voit rarement ce genre de production, on n’en connaît pas bien les effets. La situation est désarmante car cette entreprise travaille en autarcie et pratique la rétention d’information ».
Cas particulier comme tout lieu de travail, les usines de fibre de carbone de Toray sont aussi emblématiques de la difficulté d’intégrer les enjeux de santé au travail à des cultures professionnelles fondées sur la production et l’efficacité industrieuse. Un problème que l’on retrouve dans d’autres sites du complexe de Lacq.
C’est aussi un enjeu au regard des objectifs de réduction des émissions de CO2. Si l’aéronautique se fournit de plus en plus en fibre de carbone, c’est que ce matériau léger et résistant permet d’alléger les avions, et donc d’améliorer leur bilan carbone. Un Airbus comprend 8 % de composite carbone ; un A350, plus de 50 % et une moindre consommation de kérosène, selon un ancien dirigeant.
Reste à savoir si cette technologie est défendable, à partir du moment où elle impose de telles conditions de travail à ses producteurs.
Boite noire
Cet article a été modifié le 22 juillet à 19h pour changer la présentation de Jean-Michel Poupon, à la demande de l'union locale CGT de Mourenx.
Cette enquête a été réalisée en plusieurs mois, nourrie de toute une série de rencontres avec les personnes citées dans cet article. Certaines d’entre elles m’ont expliqué vouloir témoigner dans un média par sentiment d’impuissance face à la difficulté à obtenir des améliorations notables de leurs conditions de travail et dans l’espoir que cela puisse les aider. Toutes ont demandé que leur nom n’apparaisse pas afin de ne pas subir de représailles.
J’ai contacté une première fois le groupe Toray par téléphone et par courrier, pour l’envoi d’une liste de questions, le 26 juin en début d’après-midi (à retrouver sous l’onglet Prolonger). Ils ont répondu par un message général publié à la fin de l’article.
Prolonger
Voici la liste de questions envoyées par courriel au chargé de communication du groupe Toray. Celui-ci nous a répondu – comme on peut le voir à la fin de l'article – mais sans aborder aucun des points précis soulevés dans le questionnaire.
HCN
Des travailleurs sur votre site d’Abidos sont en contact très régulier avec du HCN (acide cyanhydrique), produit extrêmement toxique, dégagé dans l’air ambiant par l’activité de production. Pourquoi n’estil pas possible d’empêcher cette présence d’HCN ? Qu’avez-vous mis en place pour la réduire ?
Chaleur
L’inspection du travail vous a demandé un plan d’action sur la chaleur. Quelles actions avez-vous menées pour y répondre ?
Des personnes travaillant sur le site décrivent des températures pouvant monter au-dessus de 50° dans l’atelier, d’un local d’intervention où elle monte parfois à 80°. Pourquoi ne pas mettre en place des dispositifs permettant de réduire la chaleur ambiante ?
Si la température peut-être maintenue à 20° sur la fin du cycle de production, pourquoi n’est-elle pas maintenue à 20° partout ?
Toxicité
En 2016 et en 2017 vous avez été mis en demeure par l’inspection du travail pour de graves dysfonctionnements : dépassement des VLCT pour l’acrylonitrile, un CMR1, et niveaux proches des VLEP pour le formaldéhyde et l’ammoniac (2016) ; dépassement des valeurs limites pour l’HCN, « situation dangereuse avérée » pour le chemitylen et le diméthylformamide (CMR) (2017). Au point que l’inspection du travail a été sur le point de vous faire arrêter la production. Comment expliquez-vous que des situations aussi graves aient pu se produire sur vos sites de production ? Problèmes techniques, négligence, contournement des règles ?
Des travailleurs de vos sites décrivent le manque d’information pendant des années sur la dangerosité de certains produits, comme ce qui se trouve dans le bac de « sizing ». Quelle information donnez-vous aujourd’hui à vos personnels sur ce sujet ? Quels équipements leur sont fournis ?
Pénibilité
Une plateforme de représentants syndicaux de plusieurs sites du complexe de Lacq, dont Toray, réclame un an de départ anticipé en retraite pour cinq ans de travail exposant à des produits toxiques, sur la base de ce que pratique Total pour les salariés de ses raffineries. Êtes-vous ouverts à une discussion sur le sujet ?
Ils demandent également la mise en place d’une fiche d’exposition aux produits pour tous les travailleurs qui passent par vos deux sites de production sur le bassin ce Lacq. Êtes-vous d’accord avec cette demande ?
PAR JADE LINDGAARD ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 22 JUILLET 2019
Source : Médiapart